La fugue du prince

Loïc,

Le 17 septembre 2022, Lilian (*Bourgeat) m'a appelé pour m'apprendre ta mort, survenue la veille. Je roulais vers une destination en forme de cadeau d'anniversaire quand cette nouvelle anéantit toute échappée, le choc précédant le fracas, celui qui provoquera de nombreux échanges, des semaines durant, avec les membres de cette bande qui s'était soudée vingt-cinq ans plus tôt, et avec celles et ceux qui se sont agrégés avec le temps.

Je venais de faire la promotion de mon petit livre sur Prince, qui parle d'influences, de transmission et d'émancipation de nos origines sociales : nous, les transfuges qu'Annie Ernaux a décrit toute sa vie, dépeignant précisément qui nous étions : toi, moi et nos amis proches réunis en tribu à Dijon dans les années quatre-vingt-dix, autour du projet effronté et accablant de réussite qu'aura été le Consortium des décennies durant. Leurs directeurs étaient eux-mêmes des transfuges, et nous, petite troupe d?artistes et de critiques soudés autour d'un désir commun, avons savouré cette aubaine avec une passion intense et dévorante.

L'été dernier, quand tu étais encore là, je réfléchissais à ce que je voulais proposer à mes étudiant.es pour la rentrée, et la question de la transmission et du don revenait inlassablement. Deux semaines après ton départ, je leur proposais naturellement de te rendre hommage, mon vieux.

Alors j'ai commencé par leur raconter ton histoire, puis la nôtre, les innombrables heures passées ensemble, à table au restaurant du Central, au téléphone, chaque matin ou chaque soir, à parler de ce que nous cherchions à faire ou dire, à prouver ou nier, comme autant d?efforts pour trouver la solution et la mettre en oeuvre. C'était rituel, une habitude devenue banale, un rite d?amoureux qui ponctuait les journées d'atelier plus ou moins fécondes. Je leur ai raconté aussi à quel point cette amitié, belle et toxique, nous transportait dans les coins sombres ou lumineux des conceptions passionnées que nous avions de l'art et de la vie. Puis j'ai décrit ton travail, ta singularité, la précocité évidente de ton exceptionnelle faculté à être un artiste écrasant de puissance. Le mot est fort et tu le renierais si tu étais là, tu me le renverrais dans les dents avec arrogance pour calmer mon élan et remettre la chose à sa place. Cette intransigeance tenterait de pulvériser aussi net cette idée de puissance, mais la confirmerait tout autant.

Celles et ceux qui te rendent hommage dans cette exposition ont bien voulu absorber tout cela, les récits, le travail, les enjeux d'une époque encore proche mais profondément différente de celle qui a lieu et plus encore de celle qui se trame devant leurs yeux. J'ai été très ému par la qualité de leur attention, leur adhésion instantanée et leur immersion dans ton oeuvre. Tu les as touché.es Loïc, et l?exposition le dit, je crois.

Si tu voyais ce que chacune et chacun a réussi à inventer en réponse à ton travail et à ton histoire, tu serais sûrement encombré, ronchon et gêné, mais plus certainement ému de ce que tes efforts, trente ans durant, seront parvenus à produire comme sensations singulières à leur tour, si peu de temps après ta dernière fugue, la dernière après toutes celles, moins cruelles, qui auront jonché ta vie, conjurant chaque fois l?impératif de ne pas rester au même endroit, pour façonner ce personnage, insolite et rare, intransigeant et irascible, fragile et impressionnant, qui voyait de la beauté partout et sans hiérarchie, touché au coeur par Dante autant que par une chanson populaire, veillant à ce que ces choses précieuses, qui nourrissaient ta vie et consolaient tant bien que mal tes peines, alimentent ta tâche et te permettent d'accomplir ce grand oeuvre qui te survit et qui nous tiendra longtemps compagnie, du haut de sa flagrante réussite.

Merci aux étudiant.es pour cette exposition.

Gerald Petit

Gerald Petit tient également à remercier :
Magali Taureilles, Gilles Drouault et Andréa Haddad pour avoir rendu cette exposition possible.

Marion Lapie, qui a été d'une grande complicité et nous a donné accès à ce que nous ne pouvions ni voir ni savoir des dernières annèes.

Pierre Mabille, qui a été l'un des tous premiers professeurs de Loïc aux Beaux-arts de Besançon, et dont Loïc me parlait souvent comme d'une rencontre déterminante. Pierre a prêté les oeuvres Bonjour Monsieur Hulot, qui renvoient directement et d'une façon troublante à la série des Fugues de 2018, qui a inspiré le titre de l'exposition.